Qui peut me connaître? Corrigé de dissertation

Publié le par philoLevallois

 

Les autres nous disent parfois : « Je te connais par cœur », ou « Je te connais comme si je t’avais fait ». Le psychanalyste aussi est un « sujet supposé savoir » qui nous sommes jusque dans notre inconscient. Mais tout ceci n’est-il pas du roman ? Nos parents ne nous comprennent pas toujours, les adolescents s’en plaignent assez. Nos amis ou amants qui croient nous connaître par cœur se trompent parce qu’ils ne nous ont pas vu évoluer. Et la psychanalyse nous invite à dissoudre l’illusion du « sujet supposé savoir » car nul autre que nous ne détient les clefs de l’interprétation de nos comportements et de nos rêves. Qui peut me connaître ? Personne ? Peut-être justement moi-même. Mais cela suppose de revenir sur la définition de la connaissance comme devant être nécessairement objective et fondée sur le recul et la distance. A moins que justement ce soit l’histoire qui nous aide seule à nous connaître, après coup.

Tout d’abord nous nous interrogerons sur les limites de la connaissance dite objective sur les choses. Puis nous verrons avec Descartes comment nous pouvons penser que c’est moi qui suis le plus facile  à connaître par moi. Mais la critique de l’idée de sujet nous conduit à une autre approche de nous-même, plus culturelle et plus problématique.

 

Nous croyons qu’il est facile de connaître les choses, que tout regard sur les choses un peu observateur nous donnera une connaissance vraie parce qu’objective. L’objectivité dit-on exige de la distance, du recul. Mais justement nous avons tellement de recul sur les choses telles qu’elles sont en soi qu’elles nous sont carrément- inaccessibles. Nous pouvons juste voir les choses telles qu’elles nous apparaissent. Donc subjectivement peut-être bien. Kant écrit dans les Prolégomènes (IV,289) : L'idéalisme consiste à affirmer qu'il n'y a pas d'autres êtres que des êtres pensants ; le reste des choses que nous croyons percevoir dans l'intuition ne seraient que des représentations dans les êtres pensants, auxquelles ne correspondrait en fait aucun objet situé à l'extérieur. Je dis au contraire : il nous est donné des choses, en tant qu'objets de nos sens, situés hors de nous, mais de ce qu'elles peuvent bien être en soi, nous ne savons rien, nous ne connaissons que leurs phénomènes, c'est-à-dire les représentations qu'elles produisent en nous en affectant nos sens. Par conséquent je conviens sans doute qu'il y a des corps hors de nous, c'est-à-dire des choses qui, tout en nous demeurant totalement inconnues quant à ce qu'elles peuvent être en soi, sont connues de nous par les représentations que nous procure leur influence sur notre sensibilité, et auxquelles nous donnons le nom de corps, mot qui désigne ainsi simplement le phénomène de cet objet inconnu de nous, mais qui n'en est pas moins effectif. Peut-on appeler cela de l'idéalisme ? Mais c'en est exactement le contraire. »

Nous ne connaissons donc des choses que des représentations dans notre esprit. Ne pourrions-nous pas dire alors que la chose que nous pouvons vraiment connaître est non pas la plus lointaine, mais la plus immédiatement donnée, à savoir nous-même, notre « moi » qui pense ?

 

Pour nous aider à comprendre comment je peux me connaître moi, la tradition cartésienne » suppose que le sujet humain est dans une position privilégiée par rapport à soi, une primauté à la fois ontologique et épistémologique, sa primauté ontologique assurant une primauté épistémologique en retour. On considère ainsi généralement que le sujet, parce qu'il est le lieu où il prend connaissance de ce qui n'est pas lui-même, doit prendre une connaissance de lui-même encore plus sûre que celle de ce qui n'est pas lui, puisque le reste n'est connu qu'en étant médiatisé par lui-même, pensé comme fondement de la connaissance. Le lieu de la médiation devient ainsi transparent à lui-même et la connaissance de soi se réduit à la conscience de soi (et de ses attributs) – la transparence de celle-ci venant aussi garantir la possibilité de l'appréhension de ce qui n'est pas moi. Mais si le sujet peut toujours se tromper quant à ce qui n'est pas lui puisqu'il doit sortir de lui et introduire une médiation, il ne pourrait pas se tromper en s'appréhendant lui-même car aucune distance ne viendrait s'introduire entre lui-même et lui-même, entre le sujet connaissant et l'objet connu. De telle sorte qu'en fait, l'adhérence à soi-même du sujet s'auto-appréhendant dans une pure transparence garantirait la certitude absolue de son savoir : je sais que je me connais car je ne peux pas douter de ce que je connais. Il y a donc ce qu'on appelle un Accès Privilégié à cet objet que je suis moi-même, qui garantit que la connaissance que je prends de moi-même est à la fois immédiate, certaine et absolue.

 

Mais Kant a estimé qu’« une connaissance véritable de soi est dans un sens impossible, puisque le soi que nous faisons apparaître à nous-mêmes comme objet de connaissance ne sera jamais identique au soi qui construit cet objet ». Ce décalage des deux sois relève aussi de « l’impossibilité de connaître directement un individu [...] : l’unique se soustrait à la connaissance ». Seule nous est livrée notre identité culturelle et sociale. « Je est un autre », disait Rimbaud.

 

 Shaftesbury avait précédé Kant en pensant que l’identité humaine est construite par les affections qui sont, par ailleurs, largement sociales. Foucault s’attelle à l’origine du sujet. Pour lui, c’est le discours qui est antérieur à et constitutif de l’identité subjective. Plus précisément, « le discours impose ou produit l’individu en tant que sujet d’aveu ». De son côté, « l’aveu produit l’intériorité comme nouvelle forme d’identité ».Décelant, lui aussi, une sorte de manipulation, Foucault cherche à savoir comment des discours historiques, donc culturels, proposent le sujet comme étant préalable à la culture, tout en s’interrogeant sur le processus par lequel il y est assujetti ou s’y assujettit. Cette vision lui permet de pratiquer de la généalogie qu’il conçoit comme de l’histoire sans sujets. Sujets des Lumières, nous serions donc érigés en individus placés dans un espace auto-interrogatoire (self-inquiring) qui nous permet d’examiner comment nous avons été construits en tant que sujets du discours. Cette compréhension nous permet peut-être de résister aux discours qui nous constituent, voire nous oppriment, et de penser différemment.

            Il nous faut assumer notre liberté, accepter de nous surprendre sans cesse nous-mêmes. L’homme est libre et en ce sens il se met toujours en scène et passe d’un rôle à un autre, au fur et à mesure de ses décisions et de ses relations sociales nouvelles. Aussi est-ce toujours dans l’après coup que nous nous connaissons, en faisant retour sur nos choix et nos actes passés. « Pour Ryle, se connaître, c'est étudier et juger rétrospectivement une histoire personnelle passée. Pour ce faire, il suffit de prendre en compte mes comportements et mes actions passées, puisque c'est en répondant à toutes une batterie de tests (on pourrait les appeler des « critères ») que je peux savoir si je suis égoïste, malin, intelligent, dévoué, etc. Ces traits de caractère ne me sont pas révélés immédiatement en scrutant mon esprit mais pourront seulement m'être attribués après que j'ai fait pour moi-même les tests permettant de m'attribuer ces qualités. Il en va strictement de même pour les autres : j'en prends connaissance de la même façon. Me connaître, c'est ainsi découvrir ce que j'ai fait dans le passé et comment cela me qualifie. Je me découvre donc en portant un regard rétrospectif sur mon histoire – ce regard m'apportant des informations valant comme raisons, ou non, de porter tel ou tel jugement sur moi et d'acquérir la connaissance correspondante. Je suis radin ou me découvre radin car (je me souviens que) plusieurs fois j'ai refusé de donner de l'argent à ce mendiant alors que je venais de toucher de grosses sommes ; je suis intelligent/me découvre intelligent car je réussis à chaque fois à comprendre les textes de Charles ; je me découvre amoureux à la façon très particulière dont je me comporte avec cette jeune fille (alors même que je n'étais pas sûr de mes sentiments). » « L'objectivité de la subjectivité : l'objectivation contre la grammaire » par B. AMBROISE & V. AUCOUTURIER .

 

Il nous faut donc admettre une certaine humiliation quand nous nous demandons qui peut nous connaître. Certes, c’est bien d’abord moi-même qui peux me connaître. Mais ce n’est pas comme un pur esprit souverain sur chacune de ses décisions. Certes, je ne suis pas une chose, et je ne suis pas seulement un esprit lisible à livre ouvert, parce que je suis libre et créatif. Mais en même temps je ne me comprends pas moi-même sur le moment de mes décisions. Je suis pris dans une société, une histoire. Je n'agis pas parce que j'ai pris la décision d'agir comme je le fais mais parce que c'est ce qu'il convient que moi, doté d'une histoire singulière, je fasse dans cette situation, étant donné mon histoire sédimentée sous forme de dispositions. Il convient d'ailleurs de remarquer que Bourdieu et Ryle se rencontrent sur le rejet du produit par excellence de l'illusion scolastique, la théorie du choix rationnel, qui considère qu'on réfléchit posément avant chaque action. Or il n'y a pas de conscience pure qui regarde posément un objectif à réaliser et qui l'accomplit selon des choix déterminés par des calculs.

 

 

 

 

Ryle : « une personne découvre ses motivations durables de la même façon qu'elle découvre celles des autres. La quantité et la qualité de l'information qui lui est accessible n'est pas la même dans les deux types d'enquêtes, mais les éléments en sont généralement du même type. Elle a à sa disposition, il est vrai, un fond de souvenirs de ses propres actes, pensées, rêves et sentiments passés. (...) Elle peut ainsi fonder ses appréciations de ses propres inclinations sur des données qu'elle n'a pas pour apprécier les inclinations d'autrui. D'un autre côté, ses propres appréciations sont loin d'être immunes de l'erreur et elle n'est pas dans une position favorable pour comparer ses propres actions et réactions avec celles des autres. Nous pensons généralement qu'un spectateur impartial et plein de discernement est un meilleur juge des motifs prévalents d'une personne (...) que cette personne elle-même – une conception qui est totalement contraire à la théorie qui veut qu'un agent possède un Accès Privilégié au prétendu ressort de ses propres actions et est, en raison de cet accès, capable et susceptible de découvrir, sans inférence ni recherche, quels sont les motifs qui le poussent à agir et quel est le motif qui le poussa à agir en une occasion particulière. »( The Concept of Mind,,p. 88)

 

 

 

Publié dans Cours

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F
<br /> Bonsoir,<br /> <br /> Pas mal le corrigé. J'aurais tout de même ajouté un paragraphe sur John Locke "Essay on humain understanding", lui aussi (avant Kant) avait parlé de "Intuitive Knowledge" une notion proche du " A<br /> priori Knowledge" de I. Kant<br /> <br /> <br />
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P
<br /> Vous avez raison on ne parle pas assez de Locke. J'ai fait étudier un jour totu un passage sur l'enthousiasme, où Locke dit combien il faudrait selon lui se méfier de l'enthousiasme religieux.<br /> <br /> <br />