La piété exige-t-elle le sacrifice de notre liberté?

Publié le par philoLevallois

          Socrate, lors de son procès qui le conduisit à la condamnation à mort et à l’exécution en prison, fut accusé d’impiété. Faut-il alors croire que toute pensée libre à la recherche du vrai soit condamnée à mort par ceux qui s’instituent eux-mêmes comme « les pieux » ? Ou la philosophie en particulier peut-elle s’arroger le droit de définir la piété d’une façon qui protège à la fois le philosophe et le penseur, religieux ou non, capable de pensée libre ? D’ailleurs la religion ne perdrait-elle pas toute son âme si les hommes pieux abolissaient leur liberté et par là-même ce qui fait la vie de leur âme d’être humains ?

            Il nous faut étudier tout d’abord ce qu’il faut entendre par piété selon le philosophe Platon dans l’Euthyphron pour ensuite nous demander si vérité et liberté vont bien ensemble. Alors nous pourrons répondre à la question en philosophes.

 

            Dans l’Apologie de Socrate, Socrate dit que lorsqu’il cherche la solution à un problème philosophique, il pense avec la plus grande liberté, et puis à un certain moment il y a en lui une sorte de frein intérieur qu’il attribue à un « daimon », un esprit sacré en lui. Ce « daimon » le dissuade de continuer sur une voie, et Socrate sait qu’ainsi il peut éviter de se fourvoyer dans sa quête du vrai. Sans que le « daimon » soit parole prophétique, par son silence cependant il dirige la pensée de Socrate dans la voie du bien et du vrai. Ainsi ce n’est pas le beau discours, comme chez les Sophistes, qui est le signe du vrai, mais l’aiguillon silencieux de l’inspiration divine. Or si les Sophistes, eux, se sentaient très libres, car selon eux comme le dit Protagoras  « l’homme est la mesure de toute chose », on voit que pour Socrate le souci de vérité conduit à chercher la bonne voie au lieu de gaiement baguenauder sur tous les chemins de la fantaisie mentale. Faut-il alors dire qu’il s’interdit d’être libre par piété ?

 

            Euthyphron, lui, en tout cas,  pense que celui qui admet sans rien dire l’acte impie et sacrilège d’un autre se rend par là-même impie lui-même. Il conçoit ainsi la religion, la dévotion, comme un devoir de traquer l’impiété partout où elle se trouve, y compris selon lui chez son propre père. Et donc il semble concevoir ici la religion comme ce qui freine la liberté en sectionnant tous les chemins déviants. Mais il s’expose ainsi à ce qu’on l’accuse d’une soumission aveugle à la loi sans véritable interrogation sur le sens de cette loi et la raison de sa vérité. En se privant de la liberté d’investigation, on se prive de la vérité.

            Socrate et Euthyphron en viennent à examiner une autre idée de la piété : ils proposent ceci : « l’homme pieux est celui qui est aimé des dieux ». Mais alors qu’au départ on pourrait croire que c’est parce qu’un homme est aimé des dieux qu’il en vient à être pieux, par reconnaissance en quelque sorte, on finit par dire : c’est parce que cet homme est pieux que les dieux en viennent à l’aimer. Qu’est-ce alors qui cause la piété ? La liberté ? Socrate finit par distinguer de la peur des dieux le respect, respect à la fois des dieux et de soi. La piété serait la capacité à ressentir de la honte face à une faute que l’on a commise ou la capacité de ressentir de la crainte à l’idée de la honte qui nous étreindra si nous faisons quelque chose de mal. Cette distinction entre la peur qui rend bête et le respect qui rendrait angélique n’est cependant pas une assurance de liberté chez l’homme pieux. Comme le disait Pascal sans pour autant en déduire qu’il fallait au croyant la liberté du philosophe, « qui veut faire l’ange fait la bête ».

 

            Faut-il, de l’horreur que nous inspirerait l’acte mauvais, déduire que nous ne sommes pas libres, mais conditionnés, déterminés, si nous sommes pieux? Les croyants et les lecteurs de la Bible ou du Coran, de même que les disciples d’un maître zen ou d’un guru indien disent que la liberté ne consiste pas à fuir le service d’un maître bon ou le service du Bien. Le serviteur, disent-ils, n’est pas l’esclave au sens négatif de l’aliénation ou du mépris de l’humanité en soi, mais il est l’esclave au sens où il n’est pas propriétaire de lui-même.

Il faudrait dans ce cas dire qu’effectivement le souci du bien et du vrai peut conduire au renoncement à notre liberté. Si tout est écrit d’avance c’est ici parce que ma piété m’interdit tout acte qui ne serait pas le bien tel que ma religion me le dicte. A chaque instant si je sais ce que je dois faire alors je le fais, sinon je suis impie. Heureusement dira-t-on presque, parfois la loi est générale et ne peut me dispenser de juger, devant les circonstances si variées et renouvelées de la vie, ce qu’il faut faire.

            Et puis la vérité a beau occuper une place de suprématie dans l’ordre des choses au plan métaphysique, si la liberté d’expression n’existe point, il devient alors impossible de rechercher cette vérité, de la confronter, de la questionner, de la dire, de l’écrire, de l’écouter ou de la lire. Sans la liberté de blâmer, dit Beaumarchais, il n’est pas d’éloge flatteur. Notre compréhension du vrai est indissociable de notre liberté, celle qui donne du jeu à notre pensée et ainsi la met en mouvement.

            Et donc, osons le dire, il n’est pas d’acte bon qui soit méritoire sans la possibilité pour celui qui le fait d’agir mal. C’est parce que je ne suis pas une machine que mon acte est bon ou mauvais, d’ailleurs. Leibniz dans sa Théodicée insiste sur la bonté du projet divin qui a permis à l’homme d’être libre et donc imprévisible, mais cependant pour Leibniz Dieu continue à pouvoir connaître l’avenir. Il peut donc anticiper et c’est ce qui fait croire à Leibniz que malgré les actes mauvais des hommes l’histoire tend irrésistiblement vers le mieux et a un sens global de perfection. C’est donc à ce paradoxe qu’est confrontée la piété : mon acte est méritoire parce que je suis libre mais en même temps l’homme n’est pas libre au point de faire dominer le mal sur le bien pour toute l’histoire.

            Il y a donc une sorte de flottement pour la piété humaine à vouloir penser ensemble à la fois la liberté de l’homme et la liberté divine, et d’autre part  à tendre à la fois vers la vérité comme souveraine, et à  la liberté d’expression et de recherche comme nécessaire. Les philosophes ont maintenu cette problématique là où bien souvent les extrémistes ont voulu ne garder que la suprématie de vérités toutes faites et n’ont laissé la liberté qu’à un seul, défini comme être supérieur ou chef suprême.

 

            En conclusion il faudrait faire un sort à ce mot si chargé de sens en religion : « sacrifice ». Le sujet nous demandait si la piété exigeait de nous le sacrifice de notre liberté. En un sens sacrifier c’est rendre sacré, ce n’est pas forcément tuer pour cela. Nul besoin donc de tuer notre liberté pour la rendre sacrée : on dit ainsi que telle personne se consacre à la musique, que telle autre a sacrifié sa carrière à sa vie de famille. Laquelle des deux est la plus proche de l’esprit de sacrifice ? Faut-il rajouter à leur choix la piété pour un Dieu pour que leur attitude relève de la liberté plutôt que de l’esclavage oppressif ? Le musicien Bach appela une de ses œuvres « l’offrande musicale ». Faire de sa vie une offrande c’est user de sa liberté pour être au plus proche de la perfection. Dans la Bible il est dit qu’on ne devait offrir en sacrifice que des animaux sans défaut, parfaits. Mais le problème de l’homme c’est qu’il n’est pas parfait, lui, et que toute sa piété est peut- être justement de tendre à la perfection. Sinon il risque le laisser-aller, qui apparaît bien plus comme un renoncement qu’un service religieux ou la lutte fervente en politique comme en religion pour une vie humaine, collective et individuelle, toute entière orientée vers la perfection.

Publié dans Cours

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